Plateau hexagonal

Plateau repas en sycomore, placage de noyer, de sapelli et de cèdre sur fond de merisier.

Ce petit plateau à la forme singulière, rappelant le logotype de la petite entreprise, n’a pourtant été dessiné ni par Gui ni par Flo,  et pour cause ; c’est lors de leurs études que leur professeur leur annonçât, lors d’une journée somme toute bien habituelle, que le prochain sujet de réalisation ferait l’objet d’une facétie de sa part. Curieuse sans pour autant être étonnée, l’homme à la plaisante bonhommie les ayant habitués à de telles déclarations, la classe en restât là. C’est quelques temps plus tard, à l’atelier, que leurs lanternes furent éclairées par le susmentionné professeur : tout en posant nonchalamment un tas de feuille sur son propre établi il déclarât : “Voilà : ça c’est le sujet. Maintenant démerdez-vous, vous avez quatorze heures : aujourd’hui et demain.”

Diable ! La petite quinzaine de camarades futurs ébénistes est sous le choc ! D’aucun essaye, sans vraiment y croire, de négocier une aide potentielle :

“Mais… Et si on comprend pas le plan ?!
– T’es sensé comprendre.”

“Et si on a un problème avec une des machines ?
– C’est que t’as pas écouté mes consignes.”

“Et si l’alarme incendie se déclenche ?
– Ah fouts-moi l’camp !”

Quatorze heures pour lire et comprendre les plans, confectionner chaque pièce, tracer l’épure, exécuter son frisage, coller, faire les finitions… C’est peu. Trop peu diront certains avec raison ; fort heureusement le professeur est certes facétieux mais est aussi magnanime : pas besoin de vernir, et il aura déjà pré-débité les pièces nécessaires à l’ouvrage. “Scrogneugneu”, marmonna Gui pour lui-même, “je ne peux même pas choisir le veinage !” Il est vrai que l’érable sycomore a fréquemment de magnifiques reflets moirés, voire ondés, pour peu que l’on y prête l’oeil. Mais qu’à cela ne tienne, pas le temps de ronchonner, il y a du pain sur la planche ! (ndlr : préférez le hêtre pour les planches à pain, c’est ce qu’il y a de mieux pour l’alimentaire)

L’ambiance de l’atelier des aspirants ébénistes change drastiquement : les habituels échanges philosophiques et le constant partage de connaissances sont remplacés par une introversion prononcée. Le temps alloué à la réflexion avant chaque étape de la réalisation est réduit à un automatisme primaire. Chaque élève est dans sa bulle, en phase avec son établi, et rien d’autre. Il faut impérativement être prêt au moment de la mise sous presse des placages faute de quoi le retard sera irrattrapable. Hors de question de rater une coupe ou un réglage de machine (que le professeur déréglera avec malice entre chaque élève) sinon la pièce ne sera pas finie. Tous en ont conscience et tous font preuve d’une indéfectible concentration.

Épure : OK. Découpe du placage : OK. Contre-balancement : OK. Collage du frisage : OK. Le nez vissé aux multiples morceaux de bois qui composent le plateau, personne ne fait attention au chronomètre ; de toute façon il faut avancer. Coupes d’onglet : OK. Dominos : OK. Mise au mollet : OK. Les copeaux s’entassent sur les chaussures et la sciure dans les chevelures. Quarts de ronds : OK. Assemblage : OK. Soudain, la voix rauque retentit :

Plateau_3“Plus que quinze minutes !

“Mince, les finitions !”. S’armant de papiers abrasifs il convient maintenant d’affiner les affleurages…

“10 minutes !”

Plateau_1

“Déjà ?!”

Vite, le grain 120 pour effacer ces quelques traces de brûlures…

“5 minutes !”

Plateau_2

“Foutreciel ! Où est le grain 180 ?!”

“2 minutes !”

Une dernière caresse le long des angles pour chercher l’arête mal cassée ou le port du bois encore relevé…

“Terminé ! Et bien je dois dire” conclut le professeur “vous avez bien bossé, vous pouvez être fiers de vous !”. Tous se congratulent, éprouvés par cette concentration exacerbée mais le sourire aux lèvres malgré tout. On compare, on diagnostique, on explique ses difficultés, on pointe les défauts, inévitables en ébénisterie, comme dans de nombreux domaines, lorsque le temps est compté.

L’aventure a été fortement enrichissante, très plaisante à vivre et jugée à l’unanimité comme étant à refaire. Mais, quand même, pas tous les jours !